La nécessité d’une approche intersectionnelle dans la mise en oeuvre des politiques
Article original écrit par Forus, publié en anglais sur Global Voices et traduit en français par Charlène Brault
Nous sommes en février 2022 et les rues de Colombie sont inondées de vert. Après des années de lutte, le mouvement féministe, emmené par l’organisation Causa Justa, vient de réussir à faire voter la Cour constitutionnelle colombienne en faveur de l’arrêt C-055, un moment historique où l’avortement est dépénalisé jusqu’à la 24e semaine de gestation.
En Amérique latine et dans les Caraïbes, l’avortement reste très restrictif, voire totalement illégal, dans de nombreux pays, ce qui entraîne de graves risques pour la santé et pour la vie des femmes qui souhaitent interrompre une grossesse non désirée. La dépénalisation de l’avortement jusqu’à 24 semaines en Colombie marque une étape importante dans la lutte pour les droits reproductifs des femmes dans la région.
L’arrêt C-055 constitue une avancée historique significative, mais partielle, car les mesures de politique publique nécessitent encore des améliorations substantielles. En effet, alors que cet arrêt oblige le gouvernement national à développer des politiques garantissant ces conditions, des entités comme Ilex Acción Jurídica ont montré que, dans la réalité, ces droits ne sont pas pleinement respectés. Aujourd’hui, nous comprenons que ce sont des circonstances historiques, culturelles et structurelles qui créent ce fossé entre la théorie et la pratique, en particulier en ce qui concerne certaines communautés et certains groupes sociaux.
Dayana Blanco, l’une des fondatrices d’Ilex, souligne que dans des pays comme la Colombie, le racisme se manifeste principalement par des statistiques, mais n’est pas toujours perçu dans la vie quotidienne des personnes non racisées, qui peuvent ne pas être conscientes de ces réalités :
Le gros problème avec le racisme, c’est qu’il est parfois invisible. C’est pourquoi des organisations comme Ilex, avec d’autres, travaillent depuis de nombreuses années dans le pays et la région pour le rendre visible.
Par exemple, les données de recensement révèlent des taux de pauvreté plus élevés, des niveaux d’accès à l’éducation plus faibles et une espérance de vie réduite parmi la population afrodescendante comparée à d’autres. En outre, on note que les femmes afrodescendantes sont particulièrement vulnérables, avec des taux d’emploi informel plus élevés et un accès limité aux soins de santé par rapport à d’autres groupes démographiques. Par conséquent, Ilex émerge dans un contexte de racisme structurel et « inconscient ». L’objectif est de le faire remonter à la surface par le biais d’approches intersectionnelles, antiracistes et ethnico-raciales.
Disparité historique dans l’accès aux services de santé de base
Bien que l’arrêt C-055 reconnaisse les barrières sociales existantes, les inégalités dans l’accès à l’interruption volontaire de grossesse persistent en raison d’une mise en oeuvre inadéquate dudit arrêt. Aujourd’hui encore, les Colombiennes rencontrent des difficultés pour accéder à des services d’avortement sécuritaires, malgré la dépénalisation de la procédure. Ces obstacles comprennent notamment la disponibilité limitée des services sexuels et reproductifs, le manque de connaissances des professionnels de santé sur les techniques d’avortement à moindre risque et l’accès restreint aux centres d’avortement. Les femmes afrodescendantes sont confrontées à ces obstacles dans une mesure encore plus grande.
En 2023, le ministère colombien de la Santé a reconnu ces lacunes et a publié la résolution 051 pour mettre en oeuvre une approche différenciée. Toutefois, cette résolution n’aborde pas de manière adéquate les vulnérabilités spécifiques des femmes noires.
En réponse à la résolution 051 de 2023, Ilex a ouvert une enquête dans trois des départements les plus vulnérables du pays dans le but de comprendre et de mettre en évidence les disparités dans l’accès à ce service entre les afrodescendantes et les « femmes enceintes blanches ».
En collaboration avec Asoredipar-Chocó, une association de sages-femmes, il a été documenté et prouvé que les disparités ethniques et raciales dans l’accès aux services de santé sont encore plus marquées dans le cas de l’accès à des procédures sécuritaires pour l’interruption volontaire de grossesse.
En décrivant les hypothèses qui ont guidé ce processus de recherche, Dayana Blanco explique :
La dépénalisation de l’avortement à elle seule ne garantit pas automatiquement l’accès de toutes les femmes à ce service, en particulier celles qui sont en marge de la société : les femmes défavorisées, afrodescendantes et indigènes. Il existe des conditions d’inégalité qui ont un impact différencié sur ces groupes, notamment lorsque différents systèmes d’oppression tels que l’appartenance ethnico-raciale et le genre se croisent.
Reconnaissant la nécessité de politiques publiques mieux adaptées aux réalités de certains groupes ethniques et raciaux, en 2023, Ilex a présenté six arguments au ministère colombien de la Santé. Ils demandent l’implication des systèmes de santé traditionnels, comme les sages-femmes dans certaines régions, dans la formation afin de réduire la stigmatisation autour des interruptions volontaires de grossesse tout en respectant leurs pratiques culturelles. Toute personne, quel que soit le contexte, devrait disposer d’informations claires et utiles au sujet de ses droits reproductifs.
Dans les régions où les soins de santé sont insuffisants, en particulier là où vivent les communautés afrodescendantes, des efforts devraient être faits pour garantir l’accès à ces services. Les dossiers médicaux devraient contenir des détails sur l’appartenance ethnique afin d’aider à adapter le soutien. Enfin, lors de l’éducation aux droits humains, nous devons être sensibles aux différentes expériences des femmes afrodescendantes, notamment en ce qui concerne l’accès à l’éducation formelle.
Alors que le processus de plaidoyer se poursuit, Ilex attend toujours la mise en oeuvre de ses recommandations.
Les vagues féministes se multiplient, mais sont confrontées à de nombreux défis
La réalisation historique que représente l’arrêt C-055 en Colombie fait partie d’une vague féministe qui a pris de l’ampleur dans toute la région. Depuis l’émergence du mouvement « Ni una menos » (pas une de moins) contre le féminicide en 2015, le féminisme en Argentine, par exemple, est en hausse. En 2018, la campagne pour un avortement légal, sécuritaire et gratuit a inondé les rues d’adolescentes et d’étudiantes, «las pibas», particulièrement actives.
L’opposition aux droits sexuels et reproductifs au sens large est devenue un élément clé pour les hommes politiques qui cherchent à gagner des voix conservatrices. Motivés par un retour aux « valeurs traditionnelles », les dirigeants ont promis de poursuivre des réformes restrictives et de promouvoir des visions du monde hétéropatriarcales.
Le travail d’organisations comme Ilex n’est pas terminé. Elles soulignent constamment l’importance de rendre visibles les besoins des femmes en matière de santé, tout en luttant contre le racisme structurel et inconscient, en promouvant des approches intersectionnelles, antiracistes et ethnico-raciales pour assurer la sensibilisation et l’accès à toutes les femmes en Colombie et dans la région.